À l’instar des Images périssables (2023) de l’artiste Pernelle Gaufillet-Ventura, imprimées sur du papier thermosensible et donc vouées à s’effacer avec le temps, ou celles recueillies dans l’installation Archives de pain (2024) de Lucie Planty, que les visiteur.euses sont appelé.es à faire disparaître en les consommant, les œuvres présentés dans l’exposition Faire image se caractérisent par leur instabilité, par un sens d’indétermination qui traverse à la fois leur réalité matérielle, leur champ de signification et leur destinée. En tant que telles, elles dessinent une trajectoire alternative dans l’histoire des images. Il n’y a ici ni d’instant décisif, ni d’image sacrée. Le ça-a-été barthésien — avec son assertion catégorique de la réalité qui précède l’image — et de l’équivalence parfaite entre les deux — fait place à des pratiques où le geste prime sur le regard, où l’attention se déplace du référent vers les dispositifs de production des images.

Véritables faiseur.euses d’images, les artistes présenté.es ici mettent l’accent sur les modes de fabrication de leurs œuvres, abordant les médiums photographique et filmique comme des champs d’expérimentation dont iels réinventent les règles du jeu, adoptant des approches sensibles, intuitives et souvent autodidactes de la création, s’écartant des procédés traditionnels de production. Dans les œuvres Sans Titre (2024) de Pooya Abbassian, le support de production — ici les plaques en aluminium utilisées pour l’impression de sérigraphies  — révèlent les formes multicolores produites par un flux d’images vidéo-projetées sur la surface. Ces produits collatéraux du procédé d’impression forment une composition aléatoire faite de motifs qui dévoilent la mémoire de la matière, de cette écriture lumineuse et insaisissable qui sous-tend la création d’images. De même, les traces dessinées dans la matière par l’action d’agents organiques dans les œuvres Au large des écueils de Zinc (2018-2024) de Camille Le Chatelier évoquent le souvenir de l’entrée en contact entre les matières servant à la production et à la présentation d’une image. Dans ces paysages dessinés dans le plâtre, eux aussi destinés à disparaître, le sujet est absent : c’est un heureux cas de sérendipité, où l’oubli du négatif photographique lors du développement permet d’observer l’empreinte laissée par les composantes chimiques servant à fixer les images sur une surface. L’écart temporel entre les deux œuvres, réalisées à six années d’écart, nous laisse apercevoir de manière sensible la disparition de l’image, et donc sa précarité. 

Ces œuvres qui donnent à voir des images impermanentes, mutables et en devenir, nous invitent ainsi à nous interroger sur nos modes de perception de celles-ci. À l’entrée de la galerie, l’œuvre in-situ Nothing to see is left behind (2024) d’Irene Abello, fait corps avec l’espace de la galerie : comme une toile qui épouse l’architecture du lieu, l’œuvre altère la perception de celui-ci, transformant la vitrine en une surface opaque, derrière laquelle les corps des visiteur.euses composent avec les œuvres des chorégraphies toujours changeantes, des images en mouvement qui se refont sans cesse. 

Les procédés convoqués ici intègrent ainsi des notions restées marginales dans l’histoire de la photographie, et les subliment : l’incertitude, l’erreur, l’imprévu, l’accident ; tout ce qu’il y a d’imperceptible, de fugace ou d’invisible dans la construction d’une image — et donc d’un récit. Les œuvres Sub-sun (2024) de Zoé Chauvet sont elles aussi le fruit d’une exploration sensible des techniques de production photographique, s’appuyant notamment sur des procédés expérimentaux tels que la solarisation. Déconstruisant les conventions du cadrage, de la prise de vue et du développement traditionnels, l’artiste situe sa pratique en dehors d’un paradigme photographique qui repose sur la subordination des subjectivités aux ordres visuels et symboliques dominants. Ses œuvres constituent alors une archive de signes qui échappent aux assignations, qui se situent dans le vaste hors-cadre qui représente l’autre facette de la représentation, son négatif. En cela, elles nous invitent à considérer l’histoire de la photographie comme une histoire d’exclusion de corps, d’identités et de récits effacés sous le joug du régime de représentation dominants.

De même, les œuvres de Basma al-Sharif et Valentin Begarin articulent leur réflexion sur l’image en lien avec des événements traumatiques, liés à la fois à leur histoire personnelle et à un héritage commun, mais effacés de la mémoire collective. Dans Deep sleep (2014) l’artiste palestinienne met en scène un impossible retour à Gaza, alors qu’il lui est interdit d’y séjourner. À travers cette narration fragmentaire, elle tente de recréer l’expérience d’être à Gaza par la juxtaposition d’images et sons issus de divers territoires en ruine, emblématiques des ‘échecs de notre civilisation’. Le film trace ainsi un récit non linéaire, où les paysages visuels et sonores se superposent, brouillant les repères géographiques et temporels. Deep sleep est l’évocation onirique d’un territoire inaccessible, une narration multisensorielle et déstabilisante qui évoque la condition d’un sujet diasporique et fracturé, se construisant dans un contexte de colonisation et d’occupation militaire.

Cette dimension sensible et personnelle du lieu est également présente dans les œuvres Imarchives (2024) de Valentin Begarin. Ici, l’artiste se confronte au passé industriel de sa région natale, explorant le territoire jouxtant l’ancienne mine du Bois Noir, un espace familier mais compromis par l’impact de l’activité minière liée à l’exploitation d’uranium. Entre approche documentaire et expérimentale, ses œuvres interrogent l’espace-temps de l’après-mine, réactivant une histoire qui a été progressivement effacée de l’imaginaire collectif et l’héritage complexe de cet écosystème post-industriel et hautement radioactif, à la fois naturel et artificiel, marqué par l’impact de l’activité extractive mais également par sa dimension affective, liée à l’histoire et à l’identité des habitant.es de la région.

Si depuis leur genèse les images ne se limitent pas à représenter mais elles produisent le réel, les artistes exposé.es ici en explorent les parts résiduelles, celles restées dans les marges ou dans le hors-cadre, faisant émerger des fictions ou des contre-récits qui s’opposent à l’hégémonie des images figées. Touchant à la dimension sensible des images, ces œuvres intègrent les processus d’évolution, de métamorphose, de mutation des signes et des discours au-delà des catégories et des prescriptions dominantes : ce sont des archives de formes impermanentes. Comme le physarum polycephalum — cet organisme unicellulaire mieux connu sous le nom de blob, central dans la pratique de l’artiste Pernelle Gaufillet-Ventura qui reproduit inlassablement l’image de soi-même, changeant continuellement de forme en adaptation avec son environnement, les œuvres exposées sont des images vivantes ; elles valorisent l’instabilité et l’indétermination en tant que valeurs constitutives de l’expérience du monde — et qui rendent la vie possible*.

*Anna Lowenhaupt Tsing, Le Champignon de la fin du monde : sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme (Paris, La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, 2017) p. 56. 

Texte accompagnant l’exposition Faire image à la Galerie Michel Journiac, Paris
21.05.24 → 07.06.24

Images vivantes