Dans les œuvres de Julio Le Parc et de Pablo Reinoso, le sens de la révolte est multiple. Elle est avant tout une attitude conceptuelle : une forme de résistance à un état rigide de choses, aux règles du jeu qui cherchent à fixer les modes de conception et d’appréhension de l’œuvre d’art. Souvent, elle coïncide également avec un processus de questionnement, lié à certaines utopies politiques ou sociales qui encadrent la création, inscrites à la fois dans l’histoire (de l’art comme de la société) et dans l’urgence du présent. Au niveau formel, la révolte implique également une tendance à l’ouverture, le rejet de ce qui est clos, immuable, fermé, au profit d’un processus de recherche et d’expérimentation qui tend à repousser les limites de l’œuvre. 

C’est dans ce sens que s’accomplit la révolte de la ligne dans cette exposition de Julio Le Parc et Pablo Reinoso à la Galerie de l’Ambassade d’Argentine. Partout dans leurs œuvres, la ligne ne se repose pas sur la surface mais l’active, la faisant basculer vers d’autres territoires, aussi bien formels que conceptuels. Dans les Torsions de Julio Le Parc, elle est prise dans un mouvement ascensionnel qui s’accomplit, sous l’effet de la torsion, dans une éclosion de formes aux géométries fluctuantes, tandis que dans les œuvres de Pablo Reinoso, en opposition à toute contrainte spatiale ou fonctionnelle, la ligne prolifère à travers les espaces et colonise les objets, suggérant l’existence antérieure de la matière, sa vie organique. Dans les deux cas, la ligne révoltée découle d’un système, d’une suite d’éléments, d’un ordre qu’elle vient bousculer : la révolte se situe ainsi entre deux pôles, émanant d’une mise en tension entre l’ordre et le désordre, la stabilité et l’instabilité, le système et l’indétermination. 

Chez Pablo Reinoso, c’est l’objet-système qui est interrogé : les bancs, les chaises ou les cadres sont soumis à des processus de détournement, de croissance ou d’expansion qui en déstabilisent la structure et en bouleversent la fonction. Ses cadres débordants sont en ce sens emblématiques. Ici, la ligne jaillit du périmètre géométrique du cadre et s’en échappe, elle s’empare de l’objet qui conserve son architecture originelle, mais qui perd sa valeur utilitaire au profit d’un mouvement expansif qui évoque les arborescences de la vie végétale. Avec l’œuvre Fire, l’artiste applique cette logique à l’objet banc : la ligne s’affranchit à nouveau de son cadre structurel et la matière qui la compose se met à ondoyer dans un mouvement double de propagation et de consommation. Le bois sculpté évoque l’intention première de la matière, mais également son épuisement. 

Dans les œuvres de ces deux artistes, la ligne en révolte traverse les espaces et les systèmes qui les sous-tendent, induisant des déplacements, à la fois physiques et symboliques. Avec les Torsions de Julio Le Parc, on retrouve la ligne dans une suite de tiges métalliques qui se succèdent sur un plan perpendiculaire, dessinant un volume modulaire fait de vides et de pleins, qui appelle le regard à se déplacer, à parcourir la surface métallique jusqu’au sommet, où la ligne se révolte et l’acier se met à bifurquer, se plie et se tord, s’enroule sur lui-même ou se déploie vers l’extérieur, suivant un mouvement multidirectionnel. Parfois appelées Vers la lumière, ces œuvres semblent vouloir capturer celle qui se reflète sur leur surface et qui révèle dans leurs volumes modulaires des espaces en devenir, qui évoluent au gré du temps et des regards qui les traversent. 

La ligne révoltée traverse l’œuvre et en bouleverse la perception, la faisant basculer vers un autre horizon de signification : elle ne cherche pas à atteindre un point d’arrivée, mais à ouvrir des trajectoires toujours nouvelles, faisant émerger d’autres situations visuelles et imaginatives. Les Torsions interagissent avec l’espace, la lumière et le corps du spectateur, induisant un mouvement qui est une réaction à l’œuvre fixe en tant que pur objet de contemplation, mais également une invitation à questionner la perception et ses hiérarchies sous-jacentes. Avec les Vertical Loop de Pablo Reinoso, cette notion de mobilité devient propre à l’œuvre : ces œuvres en bois où la ligne est prise entre l’expansion et la contraction, sont animées par des mouvements aléatoires issus des vibrations produites par l’interaction des visiteurs avec l’œuvre dans l’espace d’exposition. Ces œuvres en mouvement sont ‘ouvertes’ au sens que leur confère Umberto Eco, d’œuvres à achever au moment même où on en fait l’expérience. Elles constituent un “champ de possibilités, une invitation à choisir” — et c’est en cela que consiste le véritable sens de la révolte. 

Virna Gvero

Mars 2023 

Texte accompagnant l’exposition de Julio Le Parc et Pablo Reinoso à la Galerie Argentine.
03.04.23 → 11.05.23

La révolte de la ligne