Le multiple d’artiste : objet d’expérience et de possibilité

Texte critique pour le catalogue “Les Multiples : 1997-2021”, édité par les Amis du FRAC Champagne-Ardenne

Depuis son apparition dans la première moitié du XXème siècle, le multiple d’artiste se caractérise d’emblée par sa résistance à la définition. Sa pluralité constitutive, son ouverture à la réappropriation et à l’interaction, son ubiquité incertaine ainsi que son évolution constante selon des agencements matériels et conceptuels toujours nouveaux — voici les quelques attributs de ce mode de production artistique singulier, qui s’apparente davantage à un champ d’expérimentation ouvert au renouvellement perpétuel de ses formes. 

C’est dans cette acception d’ouverture, renforcée par le dispositif de la carte blanche accordée à  chacun.e des artistes présenté.e.s ici, que s’est construite au fil des années la collection de multiples produits par les Amis du FRAC-Champagne Ardenne. Vingt-cinq ans après C’est le chapeau qui … (3) (1997) de Stéphane Calais et Charte (1997) de François Curlet, parmi les premières œuvres produites par l’association, ce sens du multiple comme champ privilégié de l’hybridation des formes, du croisement des langages et des possibilités interprétatives de l’œuvre parcourt la collection. 

Condition même de son existence plurielle, la reproductibilité de l’œuvre multiple lui confère un aura diffus, se manifestant non pas dans la singularité de la chose vécue, mais sur un éventail potentiellement illimité d’interactions avec elle. Nombre d’artistes présenté.e.s ici s'intéressent alors aux différents processus de reproduction et par là au pouvoir évocateur d’un mode de création artistique qui embrasse par sa nature même l’indéterminé, la multiplicité et l’erreur. Les 16 000 mistakes d’Ann Craven, les lapsus de mémoire célébrés par Sébastien Gouju, ou encore le vocabulaire prophétique dont s’inspire Mehryl Levisse : dans ces œuvres, les accidents, la part de chance qui est constitutive du processus de création, les failles du langage, de la mémoire et de la perception sont les interstices où les artistes recherchent des possibilités d’expression et de signification autres. 

Se confrontant à la science, à la mémoire, au langage et à l’histoire, ils mettent en évidence les “fêlures” qui traversent ces systèmes de représentation afin d’articuler leurs propres récits. Chez l’artiste Ouassila Arras, ces moments de rupture correspondent à l’action de couper, investie de potentiel réparateur dans l’œuvre Hayek (2020). La pluralité des expériences vécues symbolisées par ce vêtement est révélée par chaque morceau de laine découpé par l’artiste ; délibérément fragmentaire et multiple, cette narration faite de récits jusqu’ici silencés met à mal toute vision totalisante ou dialectique de l’histoire. De même, l’œuvre Ground Level (2010) d’Harold Guérin reflète un monde en mouvement, privé de centres d’orientation ou de valeurs immuables, un monde que même les sciences dites dures peinent désormais à fixer selon leurs lois. 

Cet examen critique de nos systèmes symboliques concerne également leurs modes de transmission. Ainsi, les artistes Benoît Broisat et Jean-Michel Hannecart s’intéressent à l’image de presse, ce vecteur premier de l’économie de l’information, dont ils interrogent la vérité indicielle. Transformée en anaglyphe ou icône, l’image médiatique peut être appréhendée selon des perspectives et dans des contextes de signification multiples ; le “ça-a-été” photographique trouve ainsi dans la forme du multiple son mode d’articulation privilégié. 

Faute de grands récits, ces artistes se tournent alors vers le quotidien, ce temps de toutes les fluctuations, territoire privilégié de l’œuvre multiple depuis son invention. Leurs œuvres s’inspirent ainsi des objets qui en portent la trace : le carnet de travail, l’objet chiné sur des sites de vente en ligne et aussitôt oublié, le vin accompagnant tant de repas, le jeu de société, la cravate portée au long des journées. Ce sont des “objets anxieux” : familiers et étranges, ils véhiculent l’indétermination comme principe constitutif de l’expérience du monde, tandis que leurs modes de représentation et d’appréhension admettent la flexibilité, la réécriture et la réappropriation.

La Boîte à images (2010) d’Elsa Maillot, hommage à l’œuvre de Charles Fourier, nous indique que toute politique transformatrice passe avant tout par une reconstitution et une reconfiguration constante des règles de jeu, au sein d’un réseau de relations en renouvellement perpétuel. C’est également le sens de l’Antiteater de Rainer Werner Fassbinder dont s’inspire Lili-Reynaud Dewar, ou encore de l’œuvre 5661 Carats (2011) d’Isabelle Giovacchini. Ici, le geste de l’artiste vient identifier le silence comme unité signifiante fondamentale, porteuse d’un ensemble infini de discours en attente d’être articulés. Somniloquie (2003) de Laurent Montaron, œuvre multiple créée à partir de l’installation sonore du même titre, fonctionne selon le même principe ; en l’absence de signaux sonores, l’œuvre met en scène le silence comme temps de tous les possibles. 

Le multiple donne ainsi forme à ce qui n’est pas encore, à ce qui peut être, comme le suggère le l’œuvre May be (2021) d’Agnès Thurnauer. Résolument tournée vers les spectateurs.ices, l’œuvre se fonde sur une réactualisation constante de sa signification, qui s’opère à chaque fois qu’on en fait l’expérience : si l’œuvre unique est l’art de “l’ici-et-maintenant” , le multiple pointe toujours vers un après et un ailleurs, vers cet espace-temps potentiel et indéterminé où aura lieu la prochaine rencontre avec l’œuvre. Exprimant l’incertitude ainsi que la potentialité, May be incarne ainsi le projet historique de l’œuvre multiple, qui est telle du fait de son nombre, mais aussi parce qu’elle donne lieu à une multiplicité de lectures, d’interactions et d’interprétations qui en complètent, sans l’épuiser, le sens. 


Virna Gvero